Les cafards

Miss Marcia Kenwell avait une sainte horreur des cafards. C’était une horreur toute différente de celle qu’elle éprouvait pour la couleur puce, par exemple. Miss Marcia Kenwell abominait ces petites bestioles. Elle ne pouvait en voir une sans avoir envie de hurler. Sa répulsion était telle qu’elle ne pouvait même pas se résoudre à les écraser sous ses semelles. Non, elle n’aurait pas pu le supporter. Elle préférait se précipiter sur la bombe insecticide Drapeau Noir et inonder la bête de poison jusqu’à ce qu’elle cesse de bouger ou qu’elle disparaisse dans une des lézardes où elles semblaient toutes avoir élu domicile. C’était horrible, indiciblement horrible, de penser qu’elles nichaient dans les murs, sous le linoléum, attendant que les lumières s’éteignent pour… Non, il valait mieux ne pas y penser.

Elle épluchait le Times toutes les semaines pour trouver un autre appartement. Mais les loyers étaient trop chers (c’était à Manhattan, et le salaire brut de Marcia se montait à peine à soixante-deux dollars cinquante par semaine), ou l’immeuble était visiblement infesté. Elle le devinait toujours à coup sûr : il y aurait des carcasses de cafards éparpillées dans la poussière, sous l’évier, collées au gras derrière la cuisinière, ou en bordure de la plus haute étagère du placard, comme du riz sur les marches de l’église après un mariage. Elle quittait ces pièces dans un accès de dégoût, incapable de réfléchir jusqu’à ce qu’elle se retrouve chez elle, dans une atmosphère alourdie des senteurs saines de Drapeau Noir, de Cafardez-le, et des pâtes toxiques étendues sur des rondelles de pommes de terre dissimulées dans les mille et une fissures connues d’elle seule et des cafards.

Moi, au moins, pensait-elle, je tiens mon appartement propre. C’était vrai. Le linoléum sous l’évier, l’arrière et le dessous de la cuisinière, le papier blanc autocollant tapissant ses placards, tout était immaculé. Elle ne pouvait pas comprendre que les autres négligent ces choses. Sûrement des Portoricains, se disait-elle en refrissonnant d’horreur au souvenir des carcasses vides, de la saleté et du malaise.

Cette extrême antipathie envers les insectes – envers une variété très particulière d’insectes – peut sembler excessive, mais Marcia Kenwell n’était pas un cas unique. Beaucoup de femmes, surtout des femmes célibataires comme Marcia, partagent ce sentiment, mais il faut espérer, par pure charité chrétienne, qu’elles échapperont au destin singulier de Marcia.

Comme dans la plupart des cas, la phobie de Marcia était héréditaire. Elle lui venait de sa mère qui éprouvait une peur morbide de tout ce qui rampe, trotte ou vit dans des petits trous. Souris, grenouilles, serpents, vers, punaises – toutes ces bêtes pouvaient rendre Mrs. Kenwell hystérique. Il aurait été surprenant que la petite Marcia ne tînt pas d’elle. Il était étrange cependant, que sa peur ait revêtu ce caractère particulier, et plus étrange encore que cette peur se soit cristallisée sur les cafards : Marcia n’en avait jamais vu un, ne savait même pas à quoi ils ressemblaient. (Les Kenwell étaient une famille du Minnesota, et les familles du Minnesota n’ont absolument jamais de cafards.) En fait, la question ne s’était pas posée jusqu’au jour où Marcia, ayant atteint sa dix-neuvième année, était partie (avec pour tout bagage un diplôme de fin d’études secondaires et du courage, car entre nous, elle n’était pas très séduisante) à la conquête de New York.

Le jour de son départ, sa tante préférée et sa seule famille (ses parents étant décédés) l’accompagna à la station d’autocars Greyhound, et lui donna ce conseil en guise d’adieu : « Marcia chérie, attention aux cafards. New York en est infesté. » Sur le moment (comme presque tout le temps d’ailleurs) Marcia fit à peine attention à sa tante, car elle s’était opposée dès le début à ce voyage en lui donnant mille raisons d’y renoncer, ou du moins d’attendre d’être un peu plus âgée.

Sa tante avait eu raison sur toute la ligne : après cinq ans et quinze bureaux de placement, Marcia n’avait rien trouvé d’autre à New York que des emplois obscurs à des salaires médiocres. Elle n’avait pas plus d’amis que lorsqu’elle vivait dans la 16e Rue Ouest, et, la vue mise à part (l’arrière-salle d’un restaurant et un coin de ciel), son appartement actuel dans Thompson Street n’offrait pas plus d’avantages que le précédent.

La ville était pleine de promesses, mais elles avaient toutes été faites aux autres. La ville que Marcia connaissait était une ville de péché, indifférente, sale et dangereuse. Elle lisait tous les jours des histoires de femmes attaquées dans les stations de métro, violées dans les rues, poignardées dans leur propre lit. Des tas de gens assistaient à ces scènes et ne couraient pas au secours des victimes. Et pour couronner le tout, il y avait les cafards !

Il y en avait partout, mais Marcia ne les avait découverts qu’un mois après son arrivée à New York. Ils vinrent à elle – ou elle à eux – chez Silversmith, dans Nassau Street, une papeterie où elle travaillait depuis trois jours. C’était le premier emploi qu’elle avait pu trouver. Seule, ou aidée par un garçon de magasin boutonneux (il faut dire, en toute équité, que Marcia avait elle aussi un problème d’acné), elle allait et venait entre des rangées d’étagères métalliques, dans une cave qui sentait le moisi, et inventoriait les rames de papier empilées, les boîtes, les agendas reliés en similicuir et le papier carbone. La cave était sale et si mal éclairée qu’il fallait une torche électrique pour inspecter les plus basses étagères. Dans le coin le plus obscur, un robinet fuyait perpétuellement dans un évier gris : Marcia s’était reposée près de l’évier en buvant lentement un café tiède (saturé de sucre, à la manière new-yorkaise, et noyé de lait), pensant probablement au moyen de s’offrir plusieurs choses interdites par son maigre budget, lorsqu’elle aperçut des taches sombres qui se déplaçaient sur le rebord de l’évier. Elle crut tout d’abord que c’étaient des particules de poussière collées au bord de ses cils, ou ces espèces de points noirs qu’on voit voleter après un gros effort par une chaude journée. Mais les points noirs persistaient trop longtemps pour être illusoires. Marcia se rapprocha, comme fascinée. Qu’est-ce qui me dit que ce sont des insectes ? pensa-t-elle.

Comment expliquer le fait que ce pour quoi nous éprouvons le plus de répulsion peut être – en même temps – terriblement attirant ? Pourquoi le cobra, prêt à frapper, est-il si beau ? La fascination de l’horreur est quelque chose qui… quelque chose qu’il vaut mieux ne pas chercher à comprendre. Le sujet confine à l’horrible, pas besoin de le traiter ici, sauf pour noter l’étonnement qui coupait le souffle de Marcia pendant qu’elle observait ses premiers cafards. Sa chaise était si près de l’évier qu’elle pouvait distinguer la marbrure de leur carapace ovale et lisse, le mouvement rapide de leurs pattes, et le frémissement plus rapide encore de leurs antennes. Ils se déplaçaient au hasard, n’allant nulle part, n’aboutissant nulle part. Ils semblaient se donner beaucoup de mal pour rien. Peut-être, pensa Marcia, ma présence a-t-elle un effet morbide sur eux ?

Ce fut alors seulement qu’elle prit conscience, pleinement conscience, que c’étaient les cafards contre lesquels elle avait été mise en garde. La répulsion la submergea. Son sang se figea dans ses veines. Elle hurla, se rejeta en arrière, et faillit renverser une étagère d’articles dépareillés. Les cafards disparurent en même temps par le trou de vidange.

Mr. Silversmith, descendant pour connaître la cause de la frayeur de Marcia, la trouva inerte et inconsciente. Il lui aspergea le visage avec l’eau du robinet. Elle revint à elle et eut un frisson de nausée. Elle refusa d’expliquer pourquoi elle avait crié, et insista pour quitter immédiatement son emploi. Supposant que le garçon de magasin boutonneux (qui était son fils) avait essayé de la séduire, Mr. Silversmith lui paya ses trois jours de travail et la laissa partir sans regret. À partir de ce moment-là, les cafards devinrent une constante dans l’existence de Marcia.

 

Dans Thompson Street, Marcia établit avec eux une sorte de modus vivendi. Elle s’installa dans une routine confortable, employant régulièrement pâtes et poudres, frottant, cirant, allant jusqu’à prendre des mesures préventives (elle ne buvait jamais de café sans laver et sécher immédiatement après usage tasse et cafetière) qui aboutissaient à l’extermination impitoyable pure et simple. Les seuls cafards qui s’aventuraient dans son deux-pièces douillet venaient de l’appartement du dessous, et je vous prie de croire qu’ils ne faisaient pas long feu. Marcia se serait bien plainte auprès de la propriétaire, mais c’était justement l’appartement de la propriétaire. Elle y était entrée la veille de Noël pour boire un verre de vin et avait dû reconnaître qu’il n’était pas particulièrement sale. En fait, il était normalement propre – mais pas suffisamment pour New York. Si chacun, pensa Marcia, prenait autant de soin que moi, il n’y aurait plus de cafards à New York.

 

Ce fut alors (c’était le mois de mars, et cela faisait six ans que Marcia était citadine) que les Shchapalov emménagèrent dans l’appartement voisin. Ils étaient trois – deux hommes et une femme – et vieux. Jusqu’à quel point exactement ? C’était difficile à dire : leur vieillesse ne tenait pas seulement au nombre d’années. Peut-être n’avaient-ils pas plus de quarante ans. La femme, par exemple, malgré ses cheveux encore noirs, avait un visage aussi ridé qu’un pruneau et avait perdu plusieurs dents. Elle arrêtait Marcia dans l’entrée de l’immeuble ou dans la rue, la retenait par sa manche, et lui parlait – elle se plaignait toujours du temps qui était trop chaud ou trop froid, trop humide ou trop sec. Marcia ne comprenait pas la moitié de ce que la vieille femme disait tant elle marmonnait. Puis elle allait en titubant jusqu’à l’épicerie avec un filet plein de bouteilles vides.

Car, entre nous, les Shchapalov buvaient. Marcia, qui se faisait une idée exagérée du coût de l’alcool (la boisson la moins chère qu’elle pouvait imaginer était la vodka), se demandait d’où ils tiraient l’argent qui leur permettait de boire. Elle savait qu’ils ne travaillaient pas, car les jours où Marcia restait chez elle avec la grippe, elle pouvait entendre les Shchapalov à travers la mince cloison qui séparait leur cuisine de la sienne, s’injurier pour exercer leurs glandes surrénales. Ils vivent avec leurs allocations de chômage, décida-t-elle. Ou peut-être, l’homme qui n’avait qu’un œil, était-il un ancien combattant pensionné.

Ce n’était pas tant le bruit de leurs disputes qui gênait Marcia (elle était rarement chez elle l’après-midi), mais les moments où ils chantaient. Elle ne pouvait pas le supporter. Tôt dans la soirée, ils se mettaient à chanter avec la radio, généralement des airs très populaires. Plus tard, vers huit heures, ils chantaient a cappella. Des sons étranges, inhumains, s’élevaient et résonnaient comme les sirènes de la Défense civile : il y avait des beuglements, des aboiements et des cris. Marcia avait un jour entendu quelque chose d’approchant sur un disque folklorique de chants de noces tchécoslovaques. Elle était hors d’elle chaque fois que cet horrible bruit commençait. Elle était obligée de quitter les lieux jusqu’à ce qu’ils cessent. Se plaindre ne servirait à rien : à cette heure-là, les Shchapalov avaient le droit de chanter.

En outre, on disait que l’un des deux hommes était apparenté à la propriétaire. C’est pourquoi ils occupaient cet appartement qui jusque-là servait de débarras. Marcia ne comprenait pas comment ces trois personnages pouvaient vivre dans un espace aussi réduit – une chambre et demie, avec une étroite fenêtre ouvrant sur le conduit d’air. (Elle s’était aperçue qu’elle pouvait voir l’ensemble de leur tanière par un trou que les plombiers avaient fait en leur installant un évier.)

Si leurs chants la mettaient à la torture, qu’allait-elle faire pour les cafards ? La femme Shchapalov, qui était la sœur de l’un et l’épouse de l’autre – à moins que les hommes soient frères et qu’elle ait épousé l’un d’eux (quelquefois, il semblait à Marcia, d’après les mots qui passaient à travers la cloison, qu’elle n’était mariée ni à l’un ni à l’autre – ou qu’elle était mariée aux deux), était une médiocre femme d’intérieur. L’appartement fut bientôt envahi par les cafards. Comme l’évier de Marcia et celui des Shchapalov étaient branchés sur les mêmes conduites d’eau et avaient un tuyau de vidange commun, un flot continu de cafards se déversait dans la cuisine immaculée de Marcia. Elle avait beau vaporiser, augmenter le nombre de rondelles de pommes de terre, frotter, nettoyer, enfoncer des Kleenex dans les trous par lesquels passaient les tuyaux, rien n’y faisait. Les cafards des Shchapalov avaient toujours la possibilité de pondre des millions d’œufs dans la poubelle qui pourrissait sous leur évier. En quelques jours, ils étaient accourus en foule dans les placards de Marcia. Elle les voyait de son lit (elle laissait une veilleuse allumée dans chaque pièce) s’avancer sur le parquet et grimper aux murs en traînant derrière eux la saleté et les immondices des Shchapalov.

Un soir, les cafards étaient particulièrement nombreux, et Marcia essayait de se décider à les attaquer avec Cafardez-le. Elle avait laissé ses fenêtres ouvertes, convaincue que les cafards n’aiment pas le froid, mais s’aperçut qu’elle l’aimait encore moins qu’eux. Elle avait mal à la gorge lorsqu’elle avalait et comprit qu’elle attrapait froid. À cause d’eux !

« Oh ! allez-vous-en ! supplia-t-elle. Partez ! Partez ! Sortez de mon appartement. »

Elle s’adressa aux cafards avec la même ferveur désespérée qu’elle avait parfois lorsqu’elle s’adressait au Tout-Puissant (ce qui était devenu assez rare ces dernières années). Elle avait une fois prié toute une nuit pour être débarrassée de son acné, mais au matin, c’était pire que jamais. Dans certaines circonstances, les gens prient pour n’importe quoi. En vérité, il n’y a pas d’athées dans les tranchées : les hommes prient pour que les bombes tombent ailleurs.

Il se passa alors un fait singulier : la prière de Marcia fut entendue. Les cafards s’enfuirent de son appartement aussi vite que leurs petites pattes le leur permettaient – et qui plus est, en rangs parfaitement ordonnés. L’avaient-ils entendue ? L’avaient-ils comprise ?

Marcia aperçut un dernier cafard qui descendait le long du placard. « Stop ! » ordonna-t-elle. Il s’arrêta.

Aux ordres exprimés à haute voix par Marcia, le cafard avançait, reculait, à gauche et à droite. S’imaginant que sa phobie l’avait rendue folle, Marcia quitta la tiédeur de son lit et s’approcha prudemment du cafard qui restait immobile comme elle le lui avait ordonné. « Agite tes antennes », commanda-t-elle. Le cafard agita ses antennes.

Elle se demanda si tous allaient lui obéir. Elle découvrit les jours suivants qu’ils faisaient sans exception tout ce qu’elle leur disait de faire. Ils mangeaient du poison dans sa main. Enfin pas exactement dans sa main, mais ça revenait au même. Ils lui étaient dévoués. Servilement.

C’est la fin de mon problème de cafards, pensa-t-elle. Ce n’était naturellement que le commencement.

Marcia n’approfondit pas trop la raison pour laquelle les cafards lui obéissaient. Elle ne s’embarrassait pas de questions abstraites. Après leur avoir consacré tant de temps, il était naturel qu’elle parvienne à exercer un certain pouvoir sur eux. Elle eut cependant la sagesse de ne parler de ce pouvoir à âme qui vive – pas même à Miss Bismuth, du bureau d’assurances. Miss Bismuth lisait les horoscopes des magazines et affirmait qu’elle communiquait télépathiquement avec sa mère âgée de soixante-six ans qui vivait dans l’Ohio. Que pouvait dire Marcia : qu’elle était capable de communiquer avec les cafards ? Impossible.

D’ailleurs, Marcia ne faisait usage de son pouvoir que pour écarter les cafards de son appartement. Chaque fois qu’elle en apercevait un, elle lui ordonnait simplement d’aller chez les Shchapalov et d’y rester. C’était donc surprenant qu’il en vienne de plus en plus par les tuyaux. Sans doute la jeune génération, pensa Marcia. Les cafards sont connus pour se reproduire très rapidement. Il était heureusement facile de les renvoyer chez les Shchapalov.

« Dans leur lit, ajouta-t-elle après réflexion. Allez dans leur lit. » Si répugnante qu’elle soit, cette idée la fit bizarrement frissonner de plaisir.

Le lendemain matin, la femme Shchapalov, sentant l’alcool un peu plus que d’habitude (que pouvaient-ils bien boire ? se demanda Marcia), attendait sur le seuil de sa porte. Elle voulait parler à Marcia avant que celle-ci n’aille à son travail. Elle avait taché son peignoir en voulant laver son parquet, et pendant qu’elle parlait, elle épongeait l’eau savonneuse.

« Pas idée ! s’exclama-t-elle. Vous n’avez pas idée jusqu’à quel point c’est moche ! C’est terrible ! »

« Quoi donc ? » demanda Marcia qui savait parfaitement de quoi il s’agissait.

« La vermine ! Y en a partout. Vous n’en avez pas ma pauvre ? Je ne sais pas quoi faire. J’essaie d’avoir un intérieur propre, Dieu sait…» Elle leva les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin. «…Mais je ne sais pas quoi faire. » Elle se pencha et prit un ton de confidence. « Vous ne me croirez pas ma pauvre, mais hier soir…» Un cafard surgit des mèches de ses cheveux qui lui tombaient dans les yeux. «…Ils sont venus jusque dans notre lit, avec nous ! Le croirez-vous ? Il devait bien y en avoir une centaine. J’ai dit à Osip : Qu’est-ce qui ne va pas mon chou ? »

Marcia, muette d’horreur, pointa l’index vers le cafard qui avait presque atteint l’arête du nez de la femme. « Oh ! » dit celle-ci en écrasant la bestiole et en essuyant son pouce maculé sur son immonde peignoir. « Saleté de cafards ! Je les déteste. Mais qu’est-ce que je peux faire ? Justement, je voulais vous demander, ma pauvre : avez-vous un problème de cafards ? Comme vous habitez la porte à côté, j’ai pensé…» Elle sourit d’un air complice, comme pour dire, c’est entre femmes. Marcia s’attendait presque à voir surgir un cafard entre ses dents manquantes.

« Non, dit-elle. Non, j’utilise Drapeau Noir. » Elle recula vers la sécurité de la cage d’escalier. « Drapeau Noir », répéta-t-elle un ton au-dessus. « Drapeau Noir », cria-t-elle du bas de l’escalier. Ses genoux tremblaient tellement qu’elle dut se retenir à la rampe.

Au bureau d’assurances, ce jour-là, Marcia fut incapable de se concentrer sur son travail plus de cinq minutes d’affilée. (Son travail consistait à additionner de longues colonnes de chiffres sur une machine à calculer Burroughs, et à vérifier les additions similaires de ses collègues.) Elle pensait constamment aux cheveux de la femme Shchapalov pleins de cafards, à son lit grouillant de cafards, et à d’autres horreurs moins concrètes qui se pressaient aux confins de son subconscient. Les chiffres dansaient devant ses yeux. Elle dut se rendre deux fois aux toilettes, mais ce fut chaque fois une fausse alerte. À l’heure du déjeuner, elle ne se sentit aucun appétit. Au lieu de descendre à la cafétéria du personnel, elle sortit dans l’air frais d’avril, et déambula dans la 23e Rue. Malgré le printemps, tout semblait annoncer des ténèbres pourrissantes et immondes. Les ruisseaux étaient engorgés de pourritures détrempées. Une odeur de graillon empestait l’air près des restaurants bon marché, entêtante comme l’odeur du tabac dans une chambre close.

L’après-midi fut pire. Ses doigts refusaient de toucher les chiffres sur la machine. Elle était obligée de regarder le clavier. Une phrase saugrenue n’arrêtait pas de lui tourner dans la tête : « Il faut faire quelque chose. Il faut faire quelque chose. » Elle avait apparemment oublié que c’était elle qui avait envoyé les cafards dans le lit des Shchapalov.

Ce soir-là, au lieu de rentrer chez elle immédiatement, elle alla dans un petit cinéma où on jouait deux films. Elle n’avait pas les moyens de s’offrir des salles d’exclusivité. Le petit garçon de Susan Hayward avait failli être englouti par les sables mouvants. Ce fut la seule chose dont elle put se souvenir.

Elle fit ensuite une chose qu’elle n’avait jamais faite encore. Elle alla boire un verre dans un bar. Elle en but même deux. Personne ne l’ennuya, personne ne regarda dans sa direction. Elle prit un taxi pour rentrer à Thompson Street (le métro n’était pas sûr à cette heure-là) et arriva à sa porte à onze heures du soir. Il ne lui restait plus un sou pour le pourboire. Le chauffeur de taxi dit qu’il comprenait.

La lumière filtrait sous la porte des Shchapalov. Ils chantaient. À onze heures du soir. « Il faut faire quelque chose, murmura Marcia. Il faut faire quelque chose. »

Sans allumer chez elle, sans même ôter sa jaquette neuve qui venait de chez Orbach, Marcia se mit à genoux et se pencha sous l’évier. Elle arracha les Kleenex dont elle avait entouré les tuyaux.

Ils étaient là, tous les trois, les Shchapalov, en train de boire, la femme affalée sur les genoux de l’homme borgne, l’autre homme en tricot sale, frappant le sol avec son pied pour accompagner les cris cacophoniques de leur chanson. Horrible. Ils buvaient bien sûr, elle aurait dû s’en douter, et voilà que la femme se mit à presser sa bouche immonde contre celle de l’homme borgne… et je t’embrasse… et je t’embrasse. Horrible, horrible. Les mains contre le mur, Marcia pensa : Corruption, pourriture ! La nuit dernière ne leur avait donc rien appris ?

Un peu plus tard (Marcia avait perdu la notion du temps) la lumière s’éteignit dans l’appartement des Shchapalov. Marcia attendit jusqu’à ce qu’ils ne fassent plus de bruit. « Vous tous, maintenant…» dit Marcia.

« Vous tous dans cet immeuble, tous ceux d’entre vous qui pouvez m’entendre, rassemblez-vous autour du lit et attendez un moment… Patience. Vous tous…» Les mots tombaient un à un comme les grains d’un chapelet – de petits grains bruns et ovoïdes. «… rassemblez-vous autour… attendez un moment… vous tous… patience… rassemblez-vous autour…» Sa main caressait en cadence les tuyaux froids, et il lui sembla les entendre – qui se rassemblaient, couraient sur les murs, sortaient des placards, des poubelles – une troupe, une, armée dont elle était la reine absolue.

« Maintenant ! dit-elle. Montez sur eux ! Couvrez-les ! Dévorez-les ! »

Plus de doute. Elle pouvait les entendre. Elle les entendait nettement. C’était comme le bruit de l’herbe dans le vent, comme du gravillon déversé par un camion. Il y eut alors le cri de la femme Shchapalov, et les jurons des hommes, des jurons terribles que Marcia pouvait à peine supporter d’entendre.

Une lumière s’alluma, et Marcia put les voir, les cafards, partout, sur les murs, le parquet, les quelques meubles branlants, tout grouillait de Blattae Germanicae. Il y en avait une véritable épaisseur.

Debout sur son lit, la femme Shchapalov hurlait de façon monotone. Sa chemise de nuit de rayonne rose était mouchetée de petites taches brun-noir. Ses doigts noueux essayaient de chasser les insectes de ses cheveux, de son visage. L’homme en tricot qui agitait les pieds en musique quelques minutes avant, les agitait plus furieusement encore, une main sur l’interrupteur électrique. Le parquet fut bientôt gluant de cafards écrasés. Il glissa. La lumière s’éteignit. Le hurlement de la femme s’étouffa comme si…

Mais Marcia ne voulait pas de ça. « Assez, murmura-t-elle. Ça suffit. Arrêtez. »

Elle quitta le dessous de l’évier, traversa la chambre et s’allongea sur son lit, qu’elle essayait, dans la journée, de déguiser en sofa grâce à quelques coussins criards. Elle haletait. Sa gorge se resserrait curieusement. Elle transpirait abondamment.

Il y eut un bruit de bousculade dans la chambre des Shchapalov, un claquement de porte, un bruit de course, puis un grand bruit assourdi, peut-être un corps tombant dans l’escalier. La voix de la propriétaire : « Où diable vous croyez-vous ?…» D’autres voix couvrant la sienne. Confusion. Des pas remontant l’escalier, de nouveau la propriétaire : « Y a pas de cafards ici, non mais… C’est dans vos têtes qu’il y a des araignées. C’est du délire d’alcoolique, voilà la vérité. Ça ne serait pas surprenant qu’il y ait des cafards, votre logement est crasseux. Regardez-moi ce parquet : un véritable égout. Immonde. Je vous ai assez supporté. Demain, vous videz les lieux, compris ? Cet immeuble a toujours été un immeuble respectable. »

Les Shchapalov ne protestèrent pas. Ils n’attendirent pas même le matin pour partir. Ils quittèrent leur appartement en emportant une valise, un sac de linge sale et un grille-pain électrique. Marcia les regarda descendre par sa porte entrebâillée. Ça y est, pensa-t-elle. C’est fini.

Avec un soupir de plaisir presque sensuel, elle alluma sa lampe de chevet, puis les autres lampes. La chambre rayonna, immaculée. Pour célébrer sa victoire, elle se dirigea vers le placard où elle gardait une bouteille de crème de menthe.

Le placard regorgeait de cafards.

Elle ne leur avait pas dit où aller, où ne pas aller, lorsqu’ils avaient quitté l’appartement des Shchapalov. C’était de sa faute.

Leur grande armée silencieuse observait Marcia avec calme. Il sembla à la jeune fille éperdue qu’elle pouvait lire leurs pensées, ou plutôt leur seule pensée, car ils n’en avaient qu’une. Elle pouvait la lire aussi clairement que l’enseigne lumineuse du restaurant. C’était une musique délicate émise par un orgue aux mille tuyaux minuscules. C’était une boîte à musique ancienne, ouverte après des siècles de silence : « Nous t’aimons, nous t’aimons, nous t’aimons. »

Il se passa alors quelque chose d’étrange en Marcia, quelque chose d’inattendu : elle y fut sensible.

« Je vous aime aussi, répondit-elle. Oh !, je vous aime ! Venez à moi, tous. Venez à moi. Je vous aime. Venez à moi. Je vous aime. Venez à moi. »

De tous les coins de Manhattan, des murs croulants de Harlem, des restaurants de la 56e Rue, des entrepôts bordant le fleuve, des égouts et des poubelles où pourrissaient les écorces d’orange, les cafards affectueux sortirent alors et rejoignirent leur maîtresse.